Dans la mesure où le mécanisme tend à ramener toute détermination objective à la causalité efficiente, il rend problématique l'action spontanée d'une forme autonome sur le monde environnant. C'est pourtant le cas des organismes vivants. Un être vivant peut être considéré comme un automate, dans l'acception étymologique du terme, c'est à dire quelque chose qui se meut par soi-même (quelque soit le type de mouvement que l'on envisage). C'était déjà l'idée d'Aristote. La question est donc de savoir ce qu'est un automate, en quoi on peut dire qu'il trouve en lui-même le principe de son mouvement, à quel modèle il répond.

Du point de vue du mécanisme le plus classique, ce modèle est celui de l'horloge, dont l'autonomie apparente n'est que le produit du fonctionnement aveugle de rouages internes, lequel ne fait que continuer - et illustrer -, dans sa sphère relative et close, le déterminisme général de la nature. Mais l'autonomie de l'horloge est illusoire. Elle suppose que l'on feigne d'ignorer l'impulsion première qui l'a mise en mouvement et elle s'appuie sur le décalage, produit par sa clôture, entre son activité propre et le monde qui l'entoure. Que ce décalage puisse générer des perturbations, manifester des incohérences, c'est bien l'un des traits les plus classiques des machines 'programmées', au sens où les automates traditionnels le sont, dont le comportement devient absurde aussitôt qu'il n'est plus étroitement rêglé sur sa tâche et son contexte ou que l'état de ces derniers change sans que soit modifié le réglage de la machine. Même si, au milieu du vingtième siècle, les conceptions du déterminisme naturel ont considérablement changées, du point de vue idéologique, le mécanisme est ancré dans la même conviction.

Dans cette perspective, une réelle autonomie impose la présence d'une volonté distincte et supérieure, irréductible au déterminisme naturel, mue par une intention - une idée. Elle révèle la transcendance d'une conscience. Il en résulte que le mécanicisme est conduit à supposer, à côté des réalités naturelles entièrement déterminées, des réalités spirituelles ou mentales douées de la liberté parce qu'elles sont douées de la pensée. C'est, en simplifiant, la position de Descartes. Il y a là, certainement, un paradoxe, dont les philosophes ont beaucoup débattu, et qui aboutit à placer l'homme face au monde, et donc, d'une certaine façon, hors du monde, comme il conduit à creuser l'écart entre l'homme et la nature, entre l'homme et l'animal.

Et le renversement par lequel d'autres philosophes voudront voir dans toute expression du vivant la présence implicite et latente de la pensée, s'il déplace cet écart, comme chez certains vitalistes, entre la vie et la matière inerte, ne résout pas pour autant le problème de son existence.

C'est exactement dans le vide ouvert par cet écart que vient se poser le texte si bref, à peine six pages, que Arturo Rosenblueth, Norbert Wiener et Julian Bigelow publiaient en 1943 sous le titre « Behavior, Purpose and Teleology ». En reprenant le concept de feedback, déjà courant dans le vocabulaire des ingénieurs, mais en lui donnant toute sa portée théorique, cet article expose le schéma constitutif de ce qu'il faut reconnaître comme un comportement manifestant un certain degré d'autonomie. Cela se fait par la réintroduction de l'idée d'une action orientée vers un but, d'un comportement téléologique, sans pour autant avoir recours à la présence d'une intention, à la représentation d'un but qu'une conscience se proposerait comme fin. Ce faisant, il se place en dehors de l'alternative mécaniste entre une causalité matérielle qui enchaîne les causes et les effets dans une relation de pure extériorité, et la finalité qui relèverait d'une décision et de l'intériorité d'une intentionalité consciente.

Dans une note de la traduction qu'il présente en 1995 (dans le recueil « Sciences Cognitives, textes fondateurs (1943-1950) » , paru aux P.U.F.), Alain Tête rappelle que lors de sa première publication en français, en 1961, dans la revue 'Les études philosophiques', le terme 'purpose' était traduit par 'intention'. Le mot a effectivement, en anglais, un spectre ambigu de significations : il veut aussi bien dire intention que but, il va de la valeur objective de l'usage à la valeur subjective de l'action délibérée. Alain Tête et Anne Pelissier choisissent, après J.P. Dupuy en 1985, le terme de but. Il est clair que ce choix change de façon sensible le sens du titre orginel. Dans un cas on a : 'comportement, intention et téléologie', dans l'autre 'comportement, but et téléologie'. Le passage d'une traduction à l'autre marque l'identification d'une fonction théorique essentielle à l'article de 1943, qui consiste à échapper à l'alternative entre déterminisme et liberté, causalité objective et intention subjective.

L'objet de cet article est très généralement l'étude des comportements de réalités quelconques dans leur relations avec leur environnement. Cela signifie qu'il y a là une entité observable, qui se détache d'elle même de son contexte et dont on prend en compte la relation avec l'extérieur. Cette entité peut être naturelle, ce peut être une plante, un animal, ou un être humain. Elle peut être aussi une machine. Elle peut encore être un ensemble composé d'éléments matériellement distincts mais agissant de façon cohérente - un groupe. Il est seulement demandé qu'il y ait une unité qui manifeste un changement dans sa relation à son environnement. La notion de comportement vise ces changements, quels qu'ils soient. C'est la définition de cet objet (quelque chose entre en relation avec son environnement, cette relation se manifeste par un changement) qui est permise par le recours au modèle behavioriste de la 'boite noire'. On n'a pas besoin ici d'émettre des hypothèses sur les intentions ou simplement les représentations qui déterminent le comportement qui est pris en considération. Ce comportement est isolé, détaché de son enveloppe mentale ou instinctive ou de toute présupposition qui pourrait en rendre compte à l'avance. On ne s'interroge pas sur la nature des processus physiques ou chimiques qui sont engagés, mais seulement sur la logique qu'ils manifestent en tant qu'ils sont des comportements, et que ces comportements peuvent apparaître comme orientés vers un but.

De la même façon, l'identification de ce but ne relève pas de l'existence préalable d'une intention, mais de l'interprétation d'un observateur extérieur. On n'a pas besoin, pour reconnaître l'existence d'une action dirigée vers un objectif, de reconnaître l'existence d'une représentation préalable de cet objectif, ou d'une organisation prédéfinie par la structure interne de la réalité observée. Les auteurs distinguent la décision volontaire qui commande une action, l'idée de prendre un verre d'eau, et le mouvement orienté qui s'effectue de façon parfaitement autonome, sans que l'on ait besoin d'en diriger les différentes étapes, le mouvement du bras et de la main qui va sans heurt se saisir du verre et le porter à la bouche. Ce mouvement est un comportement orienté vers un but. Il ne nécessite pas que nous commandions l'action de chacun de nos muscles, comme le conducteur d'une grue déclenche chaque mouvement de son engin. Il faut donc distinguer la décision, qui suppose la représentation d'un but, de l'action orientée vers un but, qui doit être comprise indépendamment d'elle, dans sa logique propre. C'est pourquoi nos auteurs prennent-ils le temps de contester le point de vue suivant lequel les machines seraient nécessairement et structurellement dirigées vers un but. Au delà des exemples donnés (la roulette, l'horloge, le revolver), leur raisonnement, qui consiste à dissocier l'usage et la fonction d'une part, l'organisation matérielle d'autre part, peut se généraliser jusqu'à un certain point. Ces machines ont effectivement une fonction, qui leur confère un sens, mais cette fonction est toute entière contenue dans l'usage qui en est fait, elle ne résulte pas nécessairement de l'organisation interne du mécanisme. Ce mécanisme est certainement déterministe et régulier, mais il est, en soi, sans but. Le révolver ne vise pas, il ne fait que dérouler la chaîne de ses articulations.

Ce n'est pas le cas du missile ou de la torpille, qui possèdent un dispositif leur permettant de modifier leur trajectoire en fonction du déplacement de leur cible. Ces machines 'sont intrinsèquement dirigées vers un but'. Elles manifestent une autonomie, certe très limitée, mais indéniable, qui réside dans leur capacité à déployer un comportement orienté.

Les comportements téléologiques sont ceux qui s'accompagnent d'un feedback négatif. On appelle généralement feedback le retour d'une quantité d'énergie de la sortie de la boite noire vers l'entrée, une boucle donc, qui conduit soit à un renforcement de l'effet en sortie, quand le feedback est positif, soit à sa diminution, quand il est négatif. Dans ce dernier cas seulement le feedback est susceptible de corriger l'action de l'entité considérée, en modifiant son intensité ou sa direction. « Le comportement d'un objet est contrôlé par la marge d'erreur à laquelle l'objet se situe à un moment donné en référence à un but relativement spécifique. Le feedback est alors négatif, c'est-à-dire que les signaux venant du but sont utilisés pour réduire les sorties qui, sans cela, manqueraient le but ». Il s'agit d'un processus de régulation qui ajuste continuellement le mouvement en fonction de l'écart entre la situation de l'objet agissant et celle de sa destination.

Dans l'une des notes qui accompagnent son édition du texte, Alain Tête compare le raisonnement de Wiener, Rosenblueth et Bigelow, avec les travaux des béhavioristes qui avaient étudié les comportements dirigés vers un but, et dont l'article de 1943 prend manifestement la suite. Les béhavioristes liaient l'anticipation des mouvements de la proie à la perception actuelle dont elle fait l'objet, grâce à des sens comme la vue (ou à un moindre degrè l'ouïe) qui seraient susceptibles de déclencher la sensation de stimuli tactiles futurs, et à l'action de stimuli internes acquis par conditionnement. Cela leur permettait d'échapper au shéma du 'mentalisme', qui explique l'action par la représentation de sa destination future, et donc par l'inversion temporelle propre à la cause finale. Le béhaviorisme prétend, en éliminant le recours aux états mentaux, proposer une explication purement mécaniste des comportements prédictifs. Ce sont les stimuli présents, que leur source soit externe (la perception) ou interne (un conditionnement antérieur) qui doivent rendre compte de l'action, même si cette dernière vise une réalisation future. La linéarité de la chaîne temporelle, commandée par le principe de l'antériorité de la cause sur l'effet, est ainsi parfaitement respectée. « On voit ici, dit Alain Tête, en quoi se distinguent le béhaviorisme psychologique et le point de vue 'béhavioristique' de Wiener. Si l'un et l'autre refusent toute explication du comportement dirigé vers un but par réversion temporelle, le premier cherche à l'expliquer par l'antériorité d'un conditionnement (phylo- et ontogénétique), tandis que le second postule une rétroaction actuelle (par feedback négatif) qui calcule la réduction d'un écart. L'un et l'autre ont une lecture déterministe du processus, l'un et l'autre refusent l'appel à la cause finale, mais le premier ne médiatise pas sa description du comportement animal par une théorie (informationnelle) des automates finis, tandis que le second n'évoque le mouvement volontaire qu'après avoir expliqué le comportement des machines téléologiques ».

La formule suivant laquelle 'l'un et l'autre ont une lecture déterministe du processus' suggère une identité des points de vue qui me paraît discutable, même si il peut s'appuyer sur les affirmations explicites du texte lui-même, qui cherche à défendre la réintroduction de l'idée de téléologie en la dissociant d'un quelconque recours au principe d'une cause finale. Le schéma 'cybernétique', que le texte de 1943 expose, échappe à l'alternative entre cause efficiente et cause finale ; cela suffit-il à affirmer qu'il se situe en dehors de la question de la causalité ? On peut le contester. Il introduit en tout cas une temporalité nouvelle, qui résiste à la réduction au modèle linéaire du mécanisme, et dans laquelle le comportement n'est entièrement prédictible ni par les déterminations antérieures, ni par la représentation du but, mais est défini par la boucle rétroactive qui infléchit le mouvement au fur et à mesure qu'il s'effectue, en temps réel.



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