La question du temps réel a eu l'intérêt de définir une bonne part du champ de réflexion et d'investigation du laboratoire.
La notion de temps réel, expression galvaudée et bonne à tout faire du verbiage grand public autour des technologies numériques, rapidement étendue à un usage général, est couramment assimilée à une simultanéité produite par l’accélération des machines informationnelles. Nous refusons cette réduction caricaturale. Au delà de l'extension très large que l'expression a acquise dans le langage courant, nous voulons en travailler la compréhension et la façon dont cette compréhension fait retour sur ses usages sociaux. Nous partons du principe qu’il s’agit d’un concept théoriquement fondé, qui vise les formes de temporalités induites par les logiques algorithmiques des boucles rétroactives et des systèmes de régulation et d’autorégulation. Le temps réel ne renvoie donc pas à l’indifférenciation de l’échange simultané, mais à une diversité de rythmes et de transformations toujours différents. Il ouvre sur des temporalités multiples. Il ne se réduit pas à l’accomplissement d’une course aveugle vers la vitesse qui conduirait à l’abolition de la durée vivante au profit du paradoxe d’une immédiateté continue. Et parce que le temps réel ne saurait se réduire à une conséquence du processus technologique d'accélération du traitement de l'information et des modes de communication, nous entendons manifester l’élégant (si ce n’est l’intenable) suspens de la lenteur en temps réel.
Il s’agit alors d’explorer la complexité et la richesse des temporalités spécifiques à des dispositifs ou des systèmes particuliers, la façon dont des réalités autonomes développent en leur sein et dans les échanges qu’elles entretiennent avec leur environnement, des processus de compensation, d'adaptabilité, de transformation dans la recherche de situations d’équilibre toujours susceptibles d’être modifiées. Une telle démarche conduit à mettre en valeur un enjeu théorique qui, au delà de ses implications philosophiques générales, nous semble avoir des conséquences sur le terrain artistique. La formulation de cet enjeu recoupe des débats depuis longtemps engagés, directement ou indirectement, à propos du concept de régulation, et elle touche à des questions comme celles du vivant, de l'autonomie et des formes d'organisation, si ce n'est de la nature du sujet. C'est un enjeu évidemment massif, mais cette massivité peut aussi être abordée sans prétention, avec une certaine légèreté, et disons-le, avec humour. Il a l'avantage de faire écho à l'expérience concrète que l'on peut avoir des dispositifs artistiques qui utilisent des systèmes ayant une part d'autonomie et des situations d'interactions temporelles ouvertes. Il est possible d'en exposer un aspect sous la forme suivante : soit les processus en temps réel se ramènent à un jeu de compensation qui vise à maintenir ou à rétablir des équilibres antérieurs, et nous restons dans les limites des conceptions traditionnelles du mécanisme, soit ils intéressent aussi des phénomènes d'émergence et de génération de propriétés et de formes nouvelles. Dans ce dernier cas, dont nous faisons l'hypothèse, le temps réel, loin de se limiter à l'exécution de programmes prédictifs fermés sur la détermination de leurs données, vise au contraire l’ouverture, le tâtonnement, le surgissement du nouveau. Et c’est bien en ce sens que la notion actuelle de temps réel rencontre l’expression telle que Bergson l’utilise.
Le projet (actuellement inachevé) intitulé "Prédiction, Variation, Imprévu", est une tentative d'interrogation de la configuration conceptuelle, logique et organisationnelle dans laquelle prend sens le temps réel. Il s’effectue par l’addition de textes théoriques courts empruntant largement une perspective historique. C’est aussi une réflexion sur ce qui s’engage comme expérience artistique pour un sujet qui est partie prenante d’un dispositif en temps réel. Sous cet angle on peut considérer que cette réflexion hérite bien des deux dimensions de la critique philosophique du déterminisme : l’interrogation de la clôture d’une conception du monde héritée de la notion newtonienne du déterminisme ; l’interrogation de la place de la liberté dans un monde entièrement déterminé. Simplement, elle ne reprend pas cette vieille question de façon surplombante, à partir de l’idée principielle de la liberté, mais dans ce qui constitue une expérience artistique comme exercice en situation. Parler de causalité, c’est désigner l’espace théorique dans lequel la question du temps réel s’enracine comme concept. Mais ce n’est qu’un aspect d’une réalité plus vaste. On ne pourra venir à bout de la question théorique du temps réel en la réduisant à un objet purement mental ou à une figure logique. Elle engage aussi une expérience, des perceptions, des situations. Le temps réel désigne ainsi à la fois une réalité empirique, qui touche aux modalités de notre rapport contemporain au monde, une forme logique et une question philosophique.