L'une des premières caractéristiques de ce que l'on pourrait appeler, un peu ironiquement, la "méthode" que nous avons suivi dans le laboratoire, consiste certainement dans une inversion entre l'objet et la démarche d'investigation que nous développons. La coutume veut que l'objet d'une recherche soit d'abord défini, et que la démarche d'investigation soit construite en fonction de cet objet et des besoins qu'il induit. C'est un point de vue qui paraît logique à première vue. Si l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que ce n'est pas si simple. Après tout, qui a fait un tant soit peu d'épistémologie et d'histoire des sciences sait que ces dernières ne trouvent pas tout prêt dans la nature un objet définit à l'avance, mais qu'elles définissent leur objet et le constituent en se constituant elles-mêmes comme formes de la connaissance. Et ce qui est vrai pour une science dans son ensemble le reste pour toute recherche spécifique dès qu'elle sort du champ académique des sujets déjà balisés par des cadres antérieurs. Pour ce qui nous concerne, nous qui ne sommes pas scientifiques, nos objets ont toujours été ceux que nos démarches faisaient surgir, un peu comme le lapin détale devant les pas du chasseur. Encore faut-il savoir voir et avoir une idée de ce que l'on doit voir. Ici, la démarche est première, et c'est déjà ce qui lui confère une part de son caractère poétique, et l'objet est d'abord ce que la démarche fait surgir. Mais comme dans le cas de figure précédent, il y a bien une dialectique qui s'opère et c'est l'objet débusqué qui donne à la démarche son caractère déterminé. De ce point de vue là, c'est le lapin qui fait le chasseur.
Parmi les antécédents sur lesquels le laboratoire s'est constitué, il y avait des expérimentations, des performances, des dispositifs programmés et des réflexions, qui touchaient, sous des formes évidemment très différentes, à ce que l'on appelle le temps réel. Cette expression a donné à notre groupe sa première appellation, comme sa première orientation, son premier axe de préoccupation. Si nous avons ensuite changé à plusieurs reprises le nom de notre laboratoire (temps réel, temporalités, subtractor, plot), c'est parce que le chemin que nous suivions épousait des méandres qu'il nous semblait juste de signifier et c'est aussi par goût du jeu, une façon de ne pas se prendre au sérieux et d'affirmer le plaisir qu'il y a à réinventer, au fur et à mesure, notre mode d'activité comme ses lieux. Cela participe évidemment de la dimension narrative de Plot, de son caractère de personnage collectif. Les changements d'identité témoignent du fondement de Plot comme groupe de recherche, qui réside moins dans un objet particulier que dans une démarche et un esprit.
L'autre élément essentiel est certainement la place qu'y prend ce que nous appelons la conversation. La conversation suppose un jeu d'échanges égalitaires, ce qui va de soi dans le laboratoire sous sa forme première, mais qui se continue tout aussi bien dans l'activité pédagogique qui a pris une place déterminante dans l'élargissement de nos activités depuis deux ans. Elle participe d'une situation qui se construit autour d'une table de camping et de trois chaises pliantes, auxquelles d'autres chaises peuvent s'ajouter quand de nouvelles personnes nous rejoignent. La conversation est en elle-même une situation autonome, à laquelle chacun contribue et qui suit sa propre logique, avec ce que cela exige d'attention et de mobilisation personnelle. Le jeu des places s'y développe en fonction des questions qui sont abordées, qu'elles soient artistiques, philosophiques, techniques ou politiques, comme des préoccupations personnelles des participants, des problématiques de travail qui leur sont propres. Là encore, aucune hiérarchie n'est définie dans le laboratoire; ce sont plutôt les liens entre ces différents sujets qui nous intéressent, et leur capacité à construire des situations. Simplement, des interventions construites ou des propositions préméditées peuvent y trouver leur place, interrompant provisoirement la conversation, pour y revenir ensuite. Les moments de silence sont bien évidemment accueillis comme des respirations naturelles. La conversation, comme espace de retournement et de déplacement, est une forme sérieuse ou le rire trouve naturellement sa place. C'est la matrice de la plupart de nos propositions.
Le rire est certainement une dimension importante de notre travail. Mais après tout, on trouve dans une note de l'introduction du très sérieux et célèbre livre de Paul Feyerabend, Contre la méthode ou Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, la remarque suivante :
"En choisissant le terme "anarchisme" je n'ai fait que suivre l'usage général. Cependant l'anarchisme, tel qu'il fut ou est pratiqué, aussi bien dans le passé qu'aujourd'hui, par un nombre toujours croissant de personnes, a des caractéristiques que je suis loin de défendre. Il fait peu de cas des vies humaines et du bonheur des hommes (sauf en ce qui concerne les vies et le bonheur de ceux qui appartiennent à un certain groupe); et il contient précisément cette sorte de dévouement puritain et de rigueur que je déteste. (Il y a des exceptions raffinées telles que Cohn-Bendit, mais elles sont une minorité.) C'est pour cette raison que je préfère utiliser maintenant le terme de dadaïsme. Un dadaïste ne ferait pas de mal à une mouche - et encore moins à un être humain. Un dadaïste reste complètement froid devant une entreprise sérieuse quelconque, et il sent anguille sous roche dès qu'on cesse de sourire pour prendre une attitude et une expression faciale annonçant que quelque chose d'important va être dit. Un dadaïste est convaincu qu'une vie digne d'être vécue ne sera possible que si nous commençons par prendre les choses à la légère, et si nous supprimons de notre langage les sens profonds mais déjà pourris qu'il a accumulés au cours des siècles ("chercher le vérité"; "défendre la justice"; "s'intéresser passionnément", etc.). Un dadaïste est prêt à promouvoir des expériences joyeuses même dans les domaines où le changement et l'expérience semblent être exclus (exemple : les fonctions fondamentales du langage). J'espère qu'après avoir lu cette brochure, le lecteur se souviendra de moi comme d'un dadaïste désinvolte et non comme d'un anarchiste sérieux."
(Cf. l'édition française de 1988 au Seuil, collection Points Sciences).