Il est possible de situer une part de nos travaux au croisement de deux lignes de réflexions. La première a à voir avec les déplacements des pratiques artistiques depuis les années 50, et en particulier avec le développement des technologies numériques dans ces 25 dernières années. On pourrait schématiser grossièrement les choses en disant, par exemple, que les pratiques artistiques ont, au moins pour une partie d'entre elles, opéré un déplacement dans la position du spectateur, qui est de moins en moins interpellé comme un sujet contemplatif devant un univers d'objets et de plus en plus comme une singularité en situation dans un contexte social et technologique en mutation. Elles interrogent et explorent non seulement les conséquences morales et politiques de cette évolution du milieu humain, le statut nouveau des images et des sons, mais les formes labiles de l'espace et du temps qui s'y développent. Cela pose évidemment toute une série de questions, sur le caractère exploratoire des propositions artistiques, sur le déplacement de l'oeuvre de l'objet vers le dispositif et la situation, sur l'apparition de formes émergentes, provisoires et précaires, sur la relation entre les interventions artistiques et le contexte dans lequel elles s'opèrent, sur le rôle et le statut des appareils et des environnements technologiques qui s'y trouvent mobilisés. D'une façon très générale, il nous semble que tout un champ s'est ouvert qui met en jeu les relations du sujet avec le milieu dans lequel il évolue.
C'est ce qui articule, ou plutôt ce qui fait jouer de façon souple et sans esprit de système, cette première ligne d'interrogation avec la seconde, qui s'inquiète de la façon dont peuvent se penser les relations d'un "sujet" avec son milieu, alors que les évolutions techno-scientifiques ont conduit à renouveler profondément les relations entre l'ordre du vivant et celui de la machine. Il nous semble important, dans ce cadre, de prendre en compte la riche histoire des deux concepts d'adaptation et d'autonomie. Et d'interroger la façon dont ils se déplacent, de l'organisme vivant vers le sujet humain, de ces derniers vers la machine.
Adaptation et autonomie forment un couple, dont les termes tantôt s'opposent, tantôt se complètent. Tous les deux s'inscrivent dans la relation entre une entité définie et son environnement. On ne peut à aucun moment oublier que le champ de référence qui leur donne sens est en dernière analyse celui du vivant dans sa relation à son milieu, et que le milieu humain est devenu essentiellement artificiel et machinique.
Le concept d'adaptation présuppose une organisation relativement autonome, ouverte sur un environnement qui lui impose des contraintes et dont elle est capable de recevoir des signaux auxquels elle doit répondre. La définition de cet environnement, ou du milieu dans lequel évolue le "sujet", peut évoluer selon les conceptions théoriques dans lesquelles elle est pensée. Cette évolution est sensible à la fois dans l'histoire de la physique, dans l'histoire de la biologie et des sciences de la vie et même dans l'histoire des sciences humaines, en particulier de la psychologie. Mais cette autonomie relative, qui est dans un premier temps présupposée par l'idée même d'adaptation, tend à être réduite à une relation de dépendance et de détermination qui lui donne un statut secondaire et la ramène à des formes de mécanisme.
Pour prendre véritablement sens, l'autonomie ne saurait se réduire au moment artificiellement isolé et idéalement reproductible par lequel une machine, ou un organisme, ou une quelconque organisation différenciée, produit une réponse adaptée à une modification de son environnement. Elle suppose une activité propre et originelle, une distinction autogénérée. Elle ne saurait être seulement déterminée par son contexte, mais s'y affirmer comme une instance productrice de propriétés, de normes ou de valeurs.
Je ne peux pas éviter de faire la relation entre le terme même que choisit Wiener pour désigner la connaissance qu'il travaille à faire apparaître, la cybernétique, et cette proposition de Canguilhem à propos des recherches de Von Uexkull : "Le milieu de comportement propre, pour le vivant, c'est un ensemble d'excitations ayant valeur et signification de signaux. Pour agir sur un vivant, il ne suffit pas que l'excitation physique soit produite, il faut qu'elle soit remarquée. Par conséquent, en tant qu'elle agit sur le vivant, elle présuppose l'orientation de son intérêt, elle ne procède pas de l'objet, mais de lui. Il faut autrement dit, pour qu'elle soit efficace, qu'elle soit anticipée par une attitude du sujet. Si le vivant ne cherche pas, il ne reçoit rien. Un vivant n'est pas une machine qui répond par des mouvements à des excitations, c'est un machiniste qui répond à des signaux par des opérations."
On ne saurait, dans ce cadre, sous-estimer l'importance de l'héritage du behaviorisme, dont justement Canguilhem fait une critique sévère. Watson et ses successeurs ont développé, dans la première partie du XXème siècle, une théorie du comportement qui s'appuyait sur une philosophie de l'adaptation dont la visée était fondamentalement réductionniste, et qui a conduit à une logique du conditionnement. Même si la cybernétique s'en détache, il est légitime de voir dans le modèle behavioriste de la boite noire l'une des sources où elle puise non seulement une partie de son vocabulaire, mais une part de son inspiration. Et il y a là une influence qui reste vivante jusque dans le cognitivisme.
La tension que recouvre la relation des deux termes d'autonomie et d'adaptation, dont il faut rappeler qu'ils sont en même temps solidaires, sauf à basculer d'un côté ou de l'autre dans des conceptions univoques et réductrices, purement mécanicistes ou purement idéalistes si ce n'est mystiques, avec cet amusant effet de boucle qui fait que derrière tout mécanisme conséquent se cache une métaphysique, et que le mysticisme se nourrit d'un mécanisme qui exécute ses intentions, cette tension donc engage un enjeu qui est de l'ordre de la norme et des valeurs. Cet enjeu traverse bien des débats philosophiques contemporains. Il nous semble de la même façon travailler profondément le champ artistique.