L’un des usages les plus répandus de la notion de temps réel la rapproche de la notion du “direct”, dont elle semble prendre le relai au fur et mesure que les termes liés aux technologies numériques se répandent dans le langage courant, constituants l’une des sources majeures de métaphores du langage de notre époque. La notion du direct est liée d’abord à la radio, puis à la vidéo et à son développement télévisuel. Il y a encore vingt ans, on parlait spontanément de direct quand aujourd’hui on parle de temps réel. Pourtant les deux notions sont différentes, et cette différence est significative de ce que l’usage métaphorique d’un terme ou d’une expression, déplacé depuis un champ de référence spécifique vers le langage courant, porte de vision du monde.
Le direct s’oppose au temps différé de la photographie ou du cinéma. Ce qui nous est donné à voir, dans une “émission” en direct, c’est ce qui se passe, en ce moment même, ailleurs. Le direct renvoit à l’immédiateté d’une transmission qui ne transite plus par l’intermédiaire d’un enregistrement, d’une fixation de l’image ou de son sur un support qui les pérennise et les arrache à leur actualité. Dans une transmission en direct, c’est le découplage temporel entre l’action et le spectacle que constitue sa reception qui est annulé. L’enregistrement devient alors un acte parallèle et facultatif, l’acte de mémoire qui conserve ce qui est de l’ordre de l’événement. Le direct est une mise en présence, par le truchement d’un canal de transmission du son ou de l’image, d’un événement quelconque (tellement quelconque parfois qu’il n’est plus un événement) pour un spectateur, un auditeur, un public. Dans cette mise en présence, le rapport au spectacle, la relation de coupure entre ce qui est montré et celui qui en est le témoin, est maintenu. Si ce que je vois ou ce que j’entends se passe au moment même ou je le vois et ou je l’entends, je n’y participe pas pour autant, je n’en fais pas partie. Le spectateur n’est pas celui qui agit, le témoin n’est pas l’acteur. Le spectateur peut s’émouvoir, réagir, manifester son plaisir ou son déplaisir, son accord ou son mécontentement, il n’en reste pas moins extérieur à l’événement. Il peut, dans le cas du direct, se sentir interpelé, se sentir menacé, vouloir se faire entendre, espérer réagir à temps pour modifier ce qu’il voit se jouer. Il cherche alors à sortir de son rôle de spectateur, à devenir acteur en retour, à élargir jusqu’à lui la scène de l’action. Et quelque chose du temps réel peut, d’une certaine façon, commencer à se manifester à ce moment là. Mais il pourra tout aussi bien se sentir d’autant plus désarmé devant ce qu’il voit qu’il en est éloigné, séparé, qu’il le subit comme quelque chose qui lui échappe, qu’il se trouve confronté à un perpétuel “trop tard” devant ce qui est toujours “déjà fini”.
Si le direct ne désigne qu’un phénomène de transmission, il génère aussi la possibilité d’un retour, il crée une situation qui le dépasse comme phénomène technique pour se développer sur le terrain d’une vision réflexive, d’un jeu de miroir. Le direct de la manipulation a eu pour résultat l’évidence de l’effet de manipulation, la grossièreté du mensonge, l’évidente servilité des média. Et c’est encore cet effet de miroir qui est au cœur des potentialités plastiques, quelles soient critiques ou au contraire fascinatoires, des dispositifs inventés d’une part par la télévision, d’autre part par la pratique artistique de la vidéo.
(Cf le texte Temps réel, direct, différé)