Le nouveau barème de la Scam.
Des auteurs en désaccord avec leur propre société ? Des dizaines, des centaines d’auteurs et réalisateurs de documentaires contestant les choix et refusant la logique de la Société Civile des Auteurs Multimédia dont ils sont, pourtant, membres ? Il ne s’agit pas d’une guerre de clochers, d’une querelle de chapelles. Il s’agit de savoir ce que les institutions de ce pays, le nôtre, attendent de leur politique de soutien à la création cinématographique et audiovisuelle, jamais démentie, certes, mais aujourd’hui, dans les faits, bien menacée. Soutien à la création, soit. La création suppose des créateurs, et ceux-ci plus modestement se désignent comme auteurs et réalisateurs d’œuvres pour le cinéma et la télévision. La Scam, la SACD et la SACEM sont leurs sociétés.
Nous venons de formuler les mots du litige : « œuvre », « création », « auteur ». C’est là que le bât blesse les ânes que nous sommes. On nous dit par exemple que toutes les déclinaisons passées, présentes et futures des modules de télé-réalité constituent des « œuvres » et peuvent, pardon : doivent bénéficier de ce fameux « soutien à la création ». Ânes bâtés, décidément, nous avons bien du mal à nous pénétrer de la justesse de cette analyse. Loin de tout byzantin débat pour déterminer où commence l’œuf et où finit la poule, nous pensons que les œuvres tout simplement ont des auteurs qui sont responsables devant des spectateurs (pas des consommateurs). Qu’une chaîne de télévision n’est pas un auteur. Pas plus que ne l’est une société de production.
À quels crimes profite la confusion des genres et des places ? Qui vante les « docu-fictions », mi-chair, mi-poisson, sirènes d’aujourd’hui ? Qui baptise « documentaires » les albums illustrés en images de synthèse et en raccourcis historiques ? Qui ? Ne répondons pas à cette lancinante question. Contentons-nous de remarquer que, de très ancienne mémoire, le marché et les marchands qui en vivent n’ont cessé de pratiquer toutes sortes de « tromperies sur la marchandise » : de traiter leurs « clients » comme des gogos.
Que nos télévisions publiques pratiquent elles aussi de temps en temps le flirt entre marché et mépris ne peut qu’inquiéter. Ce qu’elles mettent aujourd’hui en circulation, pardon : en vente, ce sont de plus en plus souvent des produits soigneusement débarrassés de tout signe d’auteur. Cela arrive même parfois chez Arte, même parfois chez France 5, deux exceptions, pourtant. Normalisés, standardisés, objectivisés, anonymisés, les « documentaires » qui sont diffusés sur les chaînes publiques n’en portent plus que l’étiquette. Le module aseptisé « National Geographic » est devenu modèle. Qui parle encore de « création » ? Comment ne pas voir que les « Loft » et autres « Popstars » sont d’abord des produits, des opérations de marketing, commercialisés par des firmes spécialisées dans le divertissement-poubelle ? Et si tel est le cas, comment comprendre que certains beaux experts du Centre National du Cinéma ou du conseil d’administration de la Scam puissent leur trouver un air de création ?
Nos responsables politiques, à Paris comme à Bruxelles, se rengorgent à chanter les mérites de l’« exception culturelle française ». Faut-il entendre que cette exception n’excepte pas les produits très américanisés du marché télévisuel mondial ? Qu’elle leur décerne même un brevet d’ « œuvres » qui se traduit par un droit de tirage sur les fonds de soutien à la création ? Faut-il que les dirigeants de la Scam bénissent d’un énergique coup de goupillon cette union sans scrupules ? Faut-il donc qu’une société des auteurs vole au secours du « droit du plus fort », c’est-à-dire de la règle du marché ? N’avons-nous pas adhéré à la Scam précisément pour contrer la puissance de destruction du marché télévisuel ?
Ce n’est un secret pour aucun des téléspectateurs qui nous lisent : les télévisions publiques, en France, sont attirées, faibles phalènes, par la flamme étincelante des succès d’audience dont les télévisions privées, c’est-à-dire marchandes, ont fait leur unique raison d’être. Il est vrai (qui songe à le nier ?) que les émissions de divertissement (oh ! le divertissement préhistorique !) rassemblent un bien plus grand nombre de téléspectateurs que les documentaires dits « de création » — qui ont le tort de traiter des questions du monde en d’autres termes que ceux des journaux télévisés. Ces documentaires, actes de naissance et raisons d’être de la Scam, se trouvent depuis des années écartés des programmes ou remisés aux heures héroïques des nuits sans sommeil. Mais le succès des programmes de divertissement doit-il entraîner la disparition des œuvres plus ambitieuses ou plus contondantes ? Le marché doit-il annihiler la création ? Qui parlait d’exception culturelle ?
La direction actuelle de la Scam répond en versant de l’eau au moulin du marché. La règle, dit-elle, est qu’il n’y a plus d’exception ; et pour le prouver, elle tente de faire passer une « modification de barème » qui est en réalité une réorientation brutale de sa politique. Ce barème se propose de « classer » les œuvres audiovisuelles selon un nouveau critère : celui de leur durée. Plus ça dure, plus œuvre c’est. Plus c’est « attributaire » de droits. Pour le dire dans les termes du marché : plus c’est gros, plus ça gagne ! Tant mieux pour les dizaines d’heures répétées ad nauseam de la télé-réalité. Mesurer les œuvres au mètre est en effet plus simple que de les regarder de près pour savoir de quelle étoffe elles sont faites.
Autrefois, au temps des auteurs responsables, les œuvres audiovisuelles étaient classées en catégories selon leur degré d'élaboration et d'originalité par une commission. Le jeu du barème était déterminé par un ensemble de jugements subjectifs. La durée, elle, n’est affaire que de chronomètre. Avons-nous besoin d’une société d’auteurs pour faire tourner le chronomètre ? Ni Beckett ni Kafka, auteurs, n’auraient à imaginer la montée en puissance d’une administration inutile mais autoritaire et intolérante : ce règne est arrivé.
Comme nous combattons cette mesure idiote du temps, la Scam lance un tsunami publicitaire pour faire passer sa mirifique réforme. Pourquoi ? Dans quel but ? À quelles bassesses vise cet abaissement du rôle des auteurs dans leur propre société ? Comme nous posons ces questions, nous sommes dénigrés et taxés d’ « élitisme ». Que ne nous accuse-t-on plutôt de faire encore et toujours « exception culturelle » ? Et comme nous demandons haut et fort que le vote des membres de la Scam sur cette question du barème s’effectue dans la transparence et la rigueur, on nous traîne en justice : comment ? plus de clarté ? plus de rigueur ? vous voulez rire ? À croire que notre demande de validation des procédures a quelque chose d’insultant ! Rappelons que selon les règles adoptées par la Scam, l’huissier ne contrôle que ce que veut bien lui transmettre la Scam elle-même. Est-ce trop demander que d’attendre de cet huissier qu’il recueille lui-même les milliers d’enveloppes des votes par correspondance ? Qu’il les contrôle dès leur réception ? Qui blessons-nous en souhaitant plus de vérité et plus de démocratie ?
Le marché, les marchands ne veulent pas seulement dominer. Ils exigent qu’on les respecte pour cela. Ils voudraient même qu’on les admire. Ah ! narcissisme des puissants ! Nous, auteurs et réalisateurs, avons une autre conception de notre métier d’hommes. Ceux à qui nous nous adressons (et qui sont de moins en moins souvent les patrons des télévisions), nos spectateurs, donc, nous avons le désir de construire avec eux un monde qui ne se résume pas à la grille des programmes.
Jean-Louis Comolli
(Grand Prix 2003 de la Scam pour l’ensemble de l’œuvre).